Entre le dessinateur et la Russie c’est une vieille passion qui ne date pas d’hier. La langue russe a donné à tous les agités du crayon deux des mots les plus emblématiques de leur vocabulaire : bistrot, qui est en quelque sorte à la fois le bureau et le temple d’inspiration de tout ce qui s’écrit et se dessine, et karandacho qui, francisé autant que franchisé par les suisses, a donné ce qui se fait de mieux depuis des décennies en matière de crayons de couleur. Aussi lorsque l’on tient la mauvaise boisson et les crayons de couleur bas de gamme pour les plus redoutables ennemis de la profession peut-on estimer les présentations faites et le décor campé.
D’une enfance passée en Lorraine, endroit idéal s’il en fut pour grandir et s’épanouir à condition d’être une mirabelle, j’aurais gardé principalement une prédisposition à l’anticommunisme primaire, ainsi qu’à l’ensemble de ses corollaires culturels, sévèrement cultivé à l’école et fièrement relayé à la table des repas si un miracle littéraire ne s’était produit. Je ne serais jamais assez reconnaissant à la météorite de la littérature russe d’avoir heurté ma petite cervelle à un moment où elle était bien partie pour n’avoir du temps de disponible que pour ses soeurs consanguines et hystériques françaises et anglo- saxonnes. La galaxie littéraire russe peut à juste titre être comparée à la bataille de Stalingrad ou à celle de Little Big Horn : c’est le seul exemple dans l’histoire littéraire d’une armée d’écrivains sous équipée capable d’encercler une armée d’écrivaillons à l’ego surdimensionné et de les ridiculiser en ne leur laissant à l’issue de l’affrontement que leur reliure en carton à machouiller dans le bruit assourdissant des lamentations de leurs éditeurs, des pleurs de leurs critiques névrosés et l’applaudissement des lecteurs et des libraires comme en transes… J’entends tout de suite les cris horrifiés des experts en stratégie : le septième de cavalerie n’était qu’un régiment ! Certes, mais Custer et Paulus ont commis la même faute : ne jamais sous estimer l’indigène ! Ne croyez pas que l’on s’éloigne du sujet. On en a jamais été aussi près. Le sujet est un film documentaire sur une femme extraordinaire qui vivait et enseignait à Fribourg . Le titre du film est “La femme aux cinq éléphants”. Les cinq pachidermes en question sont les cinq oeuvres majeures de Dostoïevski, le type qui affirmait, à raison, que “la douceur et la beauté sauveront le monde”. La dame s’appelle Svetlana Geier, elle a passé sa vie à traduire ces cinq mastodontes littéraires de leur langue natale à sa langue d’adoption : l’allemand. Car je ne vous l’avais pas encore avoué; il s’agit aussi de langue allemande.
Il n’est pas besoin d’avoir lu les fameux pachidermes pour venir voir le film, il va vous paraître difficile de ne pas avoir envie de les lire après l’avoir vu (et lu, car depuis l’évangile selon st Jean-Luc (Godard) tout le monde sait qu’un film se lit). Personnellement je les (re)lirais bien, ces pachidermes dans l’excellente nouvelle traduction de Markowicz ( je ne les ai jamais lus que dans celle de Boris de Schlozer) mais je manque de fonds en ce moment et j’attends à vrai dire, qu’on me les offre. Ce film dépasse de bien loin les limites du seul cinéma ou de la littérature, ce film est une leçon de vie et d’autorité, de vérité et d’authenticité. A l’origine je devais écrire un réquisitoire contre la suppression de l’enseignement de la langue russe dans un lycée strasbourgeois. Mais j’aurais manqué de place et la chose aurait tourné au vinaigre politique un peu frelaté. Dieu sait si ces derniers temps ça frelate sec… Le choix est simple en fait, bien plus simple que de répondre à la question suicidaire du referendum du sept avril (les mois d’avril sont souvent meurtriers, mais la baston au conseil régional est loin d’égaler celle en vigueur à la cour des Romannoff) : soit on aime les langues russes et allemandes et l’on soutient leur enseignement, ici, en Alsace mais aussi partout ailleurs, en dehors de toute considération budgétaire mais aussi au même titre que cette saloperie de wall street english qu’on laisse machouiller n’importe comment à nos enfants, soit on est pire qu’un social traître jacobin vendu à l’appareil d’exportation culturelle américain; un ennemi de la race humaine !
De même soit on vient, le seize avril à vingt heures au cinéma Le Rohan à Mutzig voir le film extraordinaire de Vadim Jendreyko, dont on nous annonce la possible présence, l’homme vivant pas très loin de notre vallée, soit on passe vraiment à côté d’un grand moment d’humanité. Et puis, après toutes les conneries qui ont pu être dites lors des derniers évènements politiques alsaciens, ça vous fera vraiment du bien d’écouter quelqu’un de vraiment, vraiment intelligent. Je ne parle pas de moi qui, après sollicitation de la direction de la Médiathèque, a accepté d’animer un petit débat après le film; je parle bien entendu de la grande, l’immense, l’hymalayenne Svetlana Geier, auprès de laquelle je ne suis même pas un nain !
Voici la bande-annonce du film :