J’ambitionne de finir mes jours en Alsace où je vis maintenant depuis près de quarante ans. Cela devrait s’avérer de l’ordre du possible, à moins que l’un des réacteurs de la vétusterie nucléaire sise au centre du beau jardin, dont la fermeture promise et programmée n’a toujours pas été actée, ne nous pète à la barbe d’ici là… À l’approche du bilan je me plais à penser que, finalement, j’aurai passé ma vie faite de dessin et d’écriture à raconter une histoire qui n’était pas la mienne. Car, ainsi que les imbéciles heureux qui sont nés quelque part ne manquent jamais une occasion de me le faire remarquer, je ne suis pas alsacien ! Navré de décevoir ceux d’entre vous qui croyaient naïvement que, tel l’âne du proverbe turc, on est de là où l’on broute. C’est faux. On est de là d’où l’on vient. Je suis bien placé pour le savoir. Moi, petit-fils de Magdalena Balegno qui devait trouver l’herbe de Lorraine si belle en comparaison de son Piémont de misère qu’elle décida d’y rester et d’y faire brouter ses onze petits baudets. Le Français est donc ma langue grand-maternelle puisque c’est dans celle-là que ma grand-mère m’a élevé, mes parents étant trop occupés à aider la France à sauver son empire colonial, puis l’industrie Lorraine à prospérer dans l’indécence sidérurgique en attendant qu’elle les jette comme des malpropres vingt ans plus tard. J’ai donc grandi dans les jupes d’une vieille dame dont toute la vie n’aura été que la totale négation de ses origines linguistiques, culturelles et identitaires. La géographie de cette enfance blonde idéale avait la simplicité déconcertante de la figure géométrique d’un triangle équilatéral dont les trois côtés seraient respectivement une église, une caserne et une usine. Quant aux repères d’identité culturelle, ils étaient pour l’essentiel le passage dominical devant la maison natale de la jeune bergère de Domrémy, sur la route menant à la maison des cousins, et l’inévitable tarte aux mirabelles à déguster au son de la fanfare militaire jamais bien éloignée. J’ai heureusement grandi assez vite avant d’avoir à subir le pèlerinage mémoriel obligatoire à Colombey-les-Deux-Eglises une fois la perte du grand homme advenue. On s’est empressé de rebaptiser les rues de mon enfance, dont la poésie phonétique éveillait mon imaginaire de tout jeune lecteur, en leur donnant des noms de héros modernes et de dates commémoratives. Où va le monde je vous le demande si l’on est obligé d’expliquer à un enfant que le nom de sa rue est un mot d’origine francique qui désigne un petit bosquet d’arbres plantés sur un monticule revêtant un intérêt stratégique. Très vite il vous faudra lui expliquer que les francs ont donné à sa langue le vocabulaire de stratège et d’organisation militaire, que les gaulois lui ont légué ses noms d’arbres si magnifiques, que les romains… Arrêtez tout ! Si sa rue est celle du onze novembre ou du huit mai, c’est beaucoup plus simple. Toutes ces vaticinations n’ont d’autre but que vous rendre conscients de la fierté qui devrait être la vôtre d’avoir la chance de brouter dans un pré où vous pouvez entendre la langue de vos ancêtres qui se parle encore, quoi qu’on en dise, et de pouvoir expliquer à vos enfants tout ce qui se cache derrière la poésie des noms si évocateurs de certaines de vos rues. Sans doute pourriez-vous aussi accorder un peu plus de considération aux ânes lorrains venus vous mettre le nez dans la richesse exceptionnelle de votre identité culturelle, que de faux monnayeurs intellectuels bradent à tour de bras sur le marché folklorique. Parce que, une identité, que vous en soyez complexés ou non, vous en avez une et les autres régions ne peuvent pas toutes en dire autant. Vous devriez réfléchir aux bonnes raisons qu’ont les fonctionnaires zélés de la jacobinerie dominante, aidés dans leur tâche par une presse toute à la police de la pensée dévouée, d’installer dans vos petits esprits cette tendance quasi pavlovienne à associer régionalisme et idéologie extrême dès lors qu’une revue, une association ou même une liste électorale, ose proclamer son nom d’Alsace quelque peu malmené.
Mais il y a tant de choses que vous devriez…
D’une enfance passée à regarder de mauvais westerns et à lire de bons romans à la construction narrative d’une mécanique irréprochable, j’ai développé deux réflexes instinctifs. Le premier c’est de toujours trouver suspect l’indien coupable trop facilement désigné à la vindicte de l’homme blanc. Le second c’est de ne jamais se tromper d’ennemi. La poésie de Brassens et l’évocation chantée de ses deux oncles ont fait le reste.
Les ânes d’Heb’di et l’âne lorrain brouteront chacun de leur côté au Salon du Livre Alsatique de Marlenheim les cinq et six avril prochains. L’herbe y est grasse, d’un pourpre légèrement vermillonné et d’un blanc lumineux. Vous pourrez venir leur caresser la crinière et leur apporter une carotte, de préférence issue de l’agriculture biologique pour le lorrain. L’entrée est gratuite et la carte d’identité régionale n’est pas exigée. On y voit des enfants, des mères et des grand-mères. Si ma grand-mère vivait encore, elle y viendrait.
Elle irait sur le stand d’Heb’di et demanderait à Thierry Hans si son coiffeur est en prison.